Avez – vous des enfants? Des enfants adultes, qui vivent encore avec vous?

Si c’est le cas, un conseil: ne leur laissez jamais, JAMAIS, l’usage d’une carte bancaire.

C’est comme cela qu’ils ont réussi à m’imposer Victor.

Victor est un chien. Un chien de chasse, aux longues oreilles et aux babines pendantes. Pensez au Pluto des dessins animés : c’est lui.

Les prémisses

Depuis plusieurs années déjà, Matthieu, mon fils aîné, me poursuivait de son désir de chien : “ils sont si gentils, si marrants, ils mettent de la vie dans la maison et quant au travail, ne t’en fais pas maman, je m’occuperai de tout.”

Je sais, je sais… Qui n’a pas entendu cet argument de la part de ses enfants en mal de chien. Pas seulement des enfants, d’ailleurs: les maris ne se laissent pas aller dans ce domaine, pas vrai? Tout cela pour que la mère finisse par avoir toute la charge de l’animal sur les épaules. Cependant, comme je ne suis pas née de la dernière pluie, je n’ai jamais cédé. Ma riposte habituelle :

– Désolée, mais le zoo est complet.

J’ai deux fils; deux charmants garçons, vraiment. Dommage seulement qu’ils considèrent le sol de leur chambre comme une armoire “à vue” pour y déposer leurs affaires; même chose, quoique dans une moindre mesure heureusement, pour le parquet du salon. Ils ont aussi la malheureuse tendance à “oublier” de mettre en ordre la cuisine après usage et, je le crains, la ferme conviction que la poubelle soit dotée d’un régime de vidange automatique, vu qu’il ne leur vient jamais à l’esprit d’aller en déposer le contenu dans la déchetterie de l’immeuble. Quant au papier toilette, ils s’attendent tout simplement à ce qu’il repousse tout seul sur le rouleau.

Nous n’avons certainement pas le même point de vue sur leur façon de vivre. Pour moi, ils sont chaotiques; mais eux, ils se trouvent cool.

Par contraste, mon mari, est, lui, ordonné à la limite de la maniaquerie, et comme c’est un Chef d’Entreprise Hyper Stressé, notez les majuscules, il ne brille pas par excès de tolérance envers ces jeunes mâles envahissants. Par conséquent, qui, selon vous, doit maintenir l’équilibre dans tout ça? Ha!!

Il ne me manquait plus que le chien! Cela dit, que voulez-vous faire contre les coalitions? J’espérais en mon fils cadet, Marco, pas trop enclin lui non plus à une présence canine à la maison: mais Marco veut devenir chanteur d’opéra, et il vit dans son monde; les combats familiaux ne le touchent guère. Il se borne à dire son opinion, puis disparaît dans sa chambre pour faire des vocalises. Quelle chance il a de savoir planer au-dessus de nos basses réalités, je l’envie souvent.

Donc, Marco a été très vite hors-jeu. Restaient Matthieu et Jules, son père. Par définition, ces deux-là ne sont d’accord sur rien, sauf sur le chien, apparemment. Dans le cas de Victor, je me suis trouvée devant une alliance en béton.

Rien d’officiel, c’était ça le problème: tout s’est fait en douce. En fin politique, Mat a commencé par mettre la conversation sur les chiens, pour réveiller la nostalgie de son père, qui, lui aussi, en désirait un depuis longtemps. Il n’osait pas me l’imposer, car il n’avait guère le temps de m’aider.  

Mat rêvait de posséder un bouledogue anglais, à mon avis parce que, grâce à l’extrême paresse de cette race, il aurait pu avoir la satisfaction d’un gros chien sans trop d’efforts. Cependant, comprenant vite que Jules était décidément imperméable au charme des nez écrasés, il a rapidement procédé à une discrète étude de marché pour comprendre où allaient ses préférences. Cette période préparatoire a duré plusieurs mois.

– Et alors, papa, que penses-tu des… (nom de race)…? Ils te plaisent, ceux-là?

De cette façon, il ne lui a pas fallu trop longtemps pour identifier les chiens favoris de Jules, et, sur cette base, de faire son choix. Je me souviens encore du jour où il nous a présenté Victor, en photo seulement, car il n’avait pas pu l’acheter entièrement, sa carte bancaire n’y suffisant pas. Me voyant furieuse, Jules avait eu le bon sens de prendre l’air peiné du père qui doit se résigner à contrecœur aux caprices de son fils.

– Mat a déjà versé un gros acompte, commença-t-il.

– Et alors?

– S’il ne prend pas le chien à présent, nous allons tout perdre.

Personnellement, je m’en battais l’oeil; cela n’aurait pas été la première fois que nous aurions gaspillé de l’argent. Cependant, Jules gardait les yeux fixés sur la photo du chien. Il secoua la tête en soupirant.

– Que veux-tu que je fasse?

– Que tu refuses, tiens!

Pour toute réponse, il sortit son carnet de chèques et versa à son fils la somme qui lui manquait.

– Je ne suis pas complice, affirma-t-il.

Ben voyons. Le chéquier dans la main gauche et le stylo dans la main droite. J’étais sans voix.

L’arrivée

Je l’ai trouvé chez nous un matin de septembre.

C’était au retour des vacances. Nous venions de passer un mois à la montagne, Jules et moi, et nous étions chargés de bagages comme on peut l’être en revenant d’une résidence secondaire.

J’avais à peine dépassé le seuil de la maison qu’une créature minuscule, qui se prenait les pattes dans ses oreilles tant elles étaient longues, se précipita sur moi en jappant furieusement. Après avoir ainsi vigoureusement affirmé ses droits sur le territoire, la créature nous a regardées, mes valises et moi…et nous trouvant sans doute un peu volumineuses, fit pipi par terre avant de s’enfuir à toutes jambes dans la chambre de Mat.

Heureusement que nous étions à la cuisine.

J’ai enjambé le méfait et me suis dirigée vers ma chambre. C’est alors que j’ai noté quelques changements dans la maison: dans la cuisine et le corridor, plusieurs draps-couche étaient disposés par terre çà et là. Les portes de nos chambres étaient fermées, sauf naturellement celle de Mat. Décidée à ne pas être une mère esclave, j’entrai dans sa chambre pour l’envoyer nettoyer les salissures de son chien, quand la surprise me cloua sur place.

Tout était impeccablement en ordre. Rien ne traînait, ni à terre, ni sur les meubles. Pas un grain de poussière, tout brillait de propreté.

J’eus mon premier regard de sympathie pour la créature, qui m’observait avec méfiance depuis sa corbeille.

– Mes compliments pour ta chambre, Mat, je ne l’ai jamais vue si propre.

Il m’adressa un sourire heureux.

– Et le chien? Que penses-tu du chien?

Je fixai le chiot, blotti dans l’angle d’un panier suffisamment large pour héberger une litée de Saints-Bernard. Mon fils fait toujours les choses en grand.

Un peu à contrecœur, je dus reconnaître qu’il était vraiment joli. D’une couleur brun chocolat, il avait le museau, le poitrail et les pattes pommelées de blanc; mais ce qui frappait le plus à le voir c’étaient les oreilles, larges comme des feuilles de chou et si longues qu’elles lui arrivaient presque aux coudes. Quant à sa truffe, elle était de la même couleur chocolat que le reste de sa personne et trouée de deux énormes narines.

C’était plus fort que moi, je lui souris.

– Il est magnifique, Mat. Commenti s’appelle-t-il?

– Victor. Parce qu’il est ma victoire.

Le rappel de ses manoeuvres sournoises pour contourner mon autorité me ramena à la réalité.

– Bien, Mat, mes compliments. Mais ta merveille vient de faire pipi à la cuisine. À nettoyer, et tout de suite.

Dressage

Et voilà. Le cinquième membre de la famille était entré dans la maison. Il était âgé de sept semaines, mignon à croquer, et tout à éduquer.

Comme nounou, hélas, Matthieu manquait passablement de rigueur: dresser son chien à la propreté, il était bien d’accord, à condition que cela n’empiète pas sur ses habitudes et son confort. Le matin, par exemple, il refusait de se lever plus tôt pour que l’animal apprenne à se soulager à l’extérieur. Victor n’avait qu’à apprendre à tenir plus longtemps! Quant aux nombreux tapis de propreté épars dans la maison, il n’était jamais parvenu à les faire accepter par le chien, qui les regardait d’un air dégoûté et… faisait ses besoins ailleurs.

Victor y mettait aussi du sien: lorsque Mat, avait voulu tenter le système de la récompense, il avait tout de suite compris que le moindre pipi fait à l’extérieur lui valait un biscuit, et ne manquait donc pas de faire ce plaisir à son patron… pour ensuite terminer le travail une fois de retour à l’intérieur.

Le manque de propreté du chiot devint très vite une source d’irritation fréquente avec son maître. Là non plus, je ne trouvais guère d’appui chez Jules. Il pouvait se fâcher fort, mais pardonnait tout de suite, et comme il était presque constamment absent, le problème le touchait, somme toute, assez peu. Personnellement, je sortais d’une famille à chiens, mais nous n’avions jamais eu de problème de cette sorte. J’avais donc des difficultés à accepter le comportement de Victor. Marco partageait mon exaspération, au point que nous avions décidé d’adopter une attitude plus musclée pour éduquer le récalcitrant. Plus de biscuits, de toute façon ils ne servaient à rien, mais : des baffes!

Nous avons tenté le coup deux fois, avec des résultats pratiquement identiques. En bref : Victor salit par terre. Imprécations, engueulades (Marco et moi). Baffes (toujours nous), hurlement outragé (Matthieu) ”vous le traumatisez!!”, tandis que l’auteur du délit, de retour dans son panier, se léchait tranquillement les roustagnettes. L’image du traumatisme fait chien.

Vaincus, nous n’avons pas tenté de troisième expérience.

À cette époque, j’avoue avoir souvent caressé l’idée qu’un malencontreux accident de la route nous prive de cette petite merveille… non seulement je ne l’aimais guère, tout mignon qu’il fût, mais j’étais décidée à ne pas l’aimer puisqu’on m’avait forcé la main. Sa lenteur à comprendre n’importe quoi m’agaçait, et je ne me privais pas de le dire.

– Il est manche, ce chien.

– Il est petit!, s’insurgeait Mat. Donne-lui le temps.

– Enfin, six mois et il salit encore. Mes chiens, eux…

– Les chiens de chasse, ça se développe plus lentement, coupait Mat avec autorité.

Un jour, prise par l’exaspération, je me posai la question-clé :

– Mais combien de temps au juste?

– Une année.

Je faillis en avaler ma salive de travers. Jules, qui se trouvait par hasard à la maison, vola au secours de son protégé à quatre pattes.

– C’est de votre faute. Si vous le sortiez plus souvent, ces accidents n’arriveraient pas!

Protestation indignée de Mat. Quant à moi, j’appréciai à sa juste valeur le fait d’être incluse malgré moi au rang des éducateurs de Victor.

– Bon. Mais si dans six mois il salit encore, c’est loin du bal.

Mat et son père, en train de se disputer sur le nombre de sorties journalières indispensables à l’éducation de Victor, s’interrompirent tout net et me regardèrent comme si des cornes m’avaient poussé sur le front.

– Tu voudrais chasser Victor? Fit Mat en me jetant le regard du brave gosse innocent qui vient de recevoir une baffe imméritée.

– Ne sois donc pas absurde, dit Jules d’un ton catégorique. Victor est un membre de la famille à présent.

Complètement réconciliés, ils me plantèrent là pour aller caresser leur toutou.

Les bonnes manières à table

Nous avions aussi quelques escarmouches au moment des repas.

Pas celui du chien, qu’il engloutissait régulièrement dans l’espace de quelques secondes. Le nôtre. Les chiots adorent chaparder dans les assiettes; et c’est à ce moment que l’éducation doit intervenir. Malheureusement, là encore, nous n’avions pas la même approche.

Pour Jules, éduquer Victor voulait dire le garder sur ses genoux pendant qu’il mangeait, et faire en sorte qu’il ne se serve pas lui-même dans son assiette: le chien devait attendre que son patron lui donne des bouchées. Et s’il se mettait à baver, ce qui lui arrivait régulièrement, il lui essuyait le museau, et c’est tout.

Pour Matthieu, c’était encore plus simple: tout ce qui était à lui était à Victor, sauf la viande qu’il se réservait. Pour le reste, libre accès à son assiette. Et le chien ne s’en privait pas! Par moments, quand même, une rixe éclatait à propos d’un morceau de viande, mais Mat étant le plus gros des deux, c’était toujours lui qui l’emportait.

Marco et moi étions décidément plus délicats: Victor n’avait pas le droit de s’approcher de notre nourriture. Cependant, vu le laxisme des autres membres de la famille, pour cela aussi nous avons dû lutter. Victor, qui était tout sauf innocent malgré ses airs débonnaires, démontrait tout de même un certain respect pour moi, mais n’en avait pas du tout pour Marco. Un jour, il s’enhardit même jusqu’à lui chiper une boulette de viande sous le nez.

Impressionnée malgré moi par sa dextérité, je m’étais immobilisée, fourchette en l’air.

Marco était tout simplement furieux.

– Ça suffit! cria-t-il. Refais-moi ça une fois, et je te vends à un restaurant chinois!!

Je pouffai de rire. L’idée du petit trésor transformé en ragoût m’égayait au plus haut point.

Mat, lui, était outré.

– Ne t’avise pas de toucher à mon chien!

Les deux frères se toisèrent d’un air courroucé. Moi, j’observais le chien. Pelotonné dans les bras de son maître, il nous regardait, Marco et moi.

J’aurais juré qu’il avait l’air goguenard.

Je pourrais continuer sur la même veine, et parler de l’ordre parfait de la chambre de Mat, qui n’a pas duré plus d’une semaine; du salon, dont la fermeture a été immédiatement interrompue, et où il a fallu s’empresser de recouvrir les sofas, vu que la créature les a tout de suite trouvés beaucoup plus confortables que les tapis. Et des murs de l’appartement, tellement pleins de trainées grisâtres depuis son arrivée qu’on les dirait envahis par une colonie d’escargots invisibles.…

Tout serait rigoureusement vrai. Et malgré tout…

Aujourd’hui, je ne l’appelle plus Victor,  mais Boubou.

Au début c’était de la pitié. Mat, très occupé par ses propres affaires, le sortait trop peu. Donc, un peu à contrecœur, je me suis mise à l’amener un moment au jardin l’après-midi. À chaque fois, il me remerciait en jappant de bonheur, me sautant littéralement au cou pour me faire des bécots sur les oreilles.

Cependant, à mon insu, la pitié a peu à peu fait place à la  gratitude. J’allais souvent voir Jules dans sa résidence de travail afin de lui tenir compagnie; et là où mes fils, le regard rivé sur leur ordinateur, me répondaient d’un air distrait sans même tourner la tête quand je les saluais, Victor, lui, m’accompagnait jusqu’à la porte. Au départ, il me gratifiait d’un regard triste, et au retour, d’une explosion de joie. Comment résister à ça?

Au bout de quelque temps, je me suis rendu compte que les désagréments qu’il me causait n’avaient pratiquement plus d’importance.

De toute la famille, je suis certainement celle qui a le moins bien accueilli son arrivée. Et pourtant, c’est moi qu’il a choisie. Parce que c’est eux qui choisissent, en fin de compte. Lorsque je travaille, il est couché à mes pieds, et il ne dort plus avec Mat, mais avec moi. Pas dans mon lit tout de même, mais sur un sofa placé juste à côté. À l’heure où je vous parle, c’est devenu un véritable timbre-poste: comme un page, il me suit partout.

Lorsque Mat quitta la maison, quelques années plus tard, et me proposa de l’emmener avec lui, je refusai catégoriquement. Me séparer de Boubou? Jamais!!

Rien de nouveau, certes :  l’histoire classique de la mégère apprivoisée par un chien…

Cependant, un conseil tout de même : moi, j’ai eu de la chance. Victor a un caractère facile et, dans l’ensemble, ne m’a pas posé de grands problèmes. Mais certaines races sont plus difficiles que d’autres! Donc, au cas où vous vous trouviez en péril de chien, suivez attentivement vos enfants pour avoir un mot à dire sur le choix de l’animal, si vous ne voulez pas voir débarquer un molosse de soixante kilos qui vous flanque par terre à chaque fois que vous tentez de le tenir en laisse… ou un teigneux qui se jette sur tout ce qui bouge.

Et enfin, si vraiment la seule idée d’un chien dans votre appartement vous fait dresser les cheveux sur la tête, alors rappelez-vous de retirer au plus vite l’usage des cartes bancaires. À bon entendeur…!