On ne parlait que de ça dans le village : Monsieur le Comte, le “Vieux Comte”, comme on l’appelait par ici, était à l’agonie ; c’était question de jours. Et quoique personne, à part peut-être le maire et le curé, ne pût se targuer de le connaître, tout le monde se sentait concerné. C’est que le Vieux Comte, bien malgré lui, était, de par le sang, irrévocablement lié aux villageois.

Qui ne se souvenait pas des soeurs Martin ? Même si cette histoire remontait à plus de vingt ans, on se la racontait encore au Café de la Grande Place, et pour cause. Deux pauvres filles, orphelines et sans ressources, servantes chez Sa Seigneurie, que le jeune comte avait su engrosser la même année ! Il était vrai que ce gars-là n’avait pas inventé la poudre, comme on dit. En fait, il était carrément nigaud, tout le monde le savait. Pour étouffer le scandale, ses parents avaient aussitôt déplacé les deux soeurs dans une bourgade voisine. Constance, l’aînée, avait mis au monde un petit garçon qu’elle avait nommé Henri comme son père, dont elle était entichée, la pauvre. Sa cadette, Jeanne, avait eu une fille, Hélène.

Tout cela se passait à la veille de la Grande Guerre. Au pays, on avait ressenti de la compassion pour Constance: pas très brillante, mais si gentille. On avait moins d’indulgence pour Jeanne, bien plus rusée que sa soeur et qui aurait dû savoir; dans son cas, c’était une ambition démesurée qui avait causé son malheur. Toujours est-il que, lorsque le jeune comte était mort à la guerre et que ses vieux parents, en mal d’héritier, s’étaient approchés de Constance pour lui prendre son fils, c’était Jeanne, il faut bien le reconnaître, qui avait su négocier. Moyennant une jolie somme, Henri avait été cédé à ses grands-parents, et Jeanne et Constance avaient pu ouvrir un petit magasin de passementerie. Les affaires avaient prospéré, Jeanne ayant autant de goût que de sens du négoce, et Hélène, que le vieux comte et sa femme avaient écartée comme quantité négligeable, avait reçu une excellente instruction, bien trop bonne, disait-on, pour la fille d’une domestique. Le petit Henri, quant à lui, avait été élevé au château, et quoiqu’il ne fût pas complètement bêta comme son père, il n’était pas trop futé non plus. Le Vieux Comte soupirait souvent, disait-on; et au Café, les gens riaient sous cape.

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale avait éclaté, Henri avait été mobilisé et depuis lors, plus personne n’en avait entendu parler. Mais sous l’Occupation, on avait eu bien d’autres chats à fouetter! Pourtant, à présent que la guerre était finie depuis plus de six mois, et que le Vieux Comte était en fin de vie, la curiosité renaissait : son héritier devait arriver, ou plutôt ses héritiers, car, semblait-il, Henri était toujours vivant et la fille de Jeanne avait, elle aussi, des droits.

Les langues allaient bon train. Certains disaient que Hélène était devenue prostituée, et d’autres que non, au contraire, elle travaillait à la Croix-Rouge; qui disait que Henri avait été collabo, et qui disait que non, il s’était caché chez sa mère. Pour couper court aux commérages, le maire finit par réunir tout le village dans la salle des fêtes, et annonça que Hélène était devenue médecin et qu’elle avait épousé un député à la Chambre; c’était désormais une grande dame. Quant à Henri, on en savait moins: il avait été fait prisonnier au début de la guerre et s’était enfui. On les attendait d’un moment à l’autre au chevet de leur grand-père, et il priait ses administrés de se comporter avec discrétion.

Deux jours plus tard, une grosse Citroën noire s’arrêta devant la mairie, et une jeune femme très élégante en descendit. Le maire en personne l’accueillit et, voyant qu’elle avait un chauffeur, délégua Fernand, son homme à tout faire, pour les accompagner au château. Les quelques témoins présents se hâtèrent vers le Café pour raconter la chose, et on attendit avec impatience le retour de Fernand. Les heures passèrent et l’agitation grandit. Que se passait-il donc, et pourquoi tardait-il? L’atmosphère était fébrile, tant la curiosité dévorait. Lorsqu’il revint enfin, tout le monde se précipita.

– Eh bien, Fernand ?

– Ben, le jeune Henri était là aussi. Arrivé ce matin en moto. Personne ne l’a vu; c’est qu’il connaît la région, lui.

Fernand se pencha en avant et chuchota d’une voix de conspirateur:

– Ils ont rencontré le vieux ensemble; j’ai tout vu, mais sans qu’ils le sachent.

Il fit un clin d’oeil complice à son entourage. La tension était si forte que l’air en vibrait dans la salle.

– … La Hélène est une bégueule, mais c’est une dame de la haute, pas de doute. Elle a commencé par fixer le vieux et son petit-fils avec froideur et sans un mot. Mais le Henri l’a reconnue.

– Normal, c’est sa cousine.

– C’était plutôt son chef; il paraît même qu’elle vient d’être décorée par le Président de la République. Il le savait, car il était présent à la cérémonie. La Hélène dirigeait son réseau.

– C’étaient deux résistants, alors?

– Oui. Il paraît que le Henri, qui a l’air bien plus intelligent qu’autrefois, soit-dit en passant, faisait dans le sabotage; la Hélène le connaissait sous son nom de guerre.

– Les cousins étaient contents de se revoir, alors.

– Pas tellement. Ils se fixaient avec respect, mais sans chaleur. Quant au vieux, son regard était impénétrable. Je ne sais même pas s’il comprenait. Ce dont je suis sûr, c’est que le Henri lui en veut. Après avoir reconnu Hélène, il lui a dit “on dirait que vous avez misé sur le mauvais cheval, grand-père”.

Monsieur le Comte s’éteignit le lendemain. Lors des funérailles, on remarqua que son héritier semblait fort attaché à sa mère et à sa tante, présentes pour l’occasion. Sa cousine se tint à l’écart et s’en alla tout de suite après la cérémonie.

Ceux qui se réjouissaient d’avoir au château un enfant du pays furent déçus, car Henri disparut quelques jours après. Le maire sut plus tard qu’il avait tout mis en vente et émigré aux États-Unis.