Bastien enleva sa perruque d’un geste agacé.

– Diable de chaleur, murmura-t-il.

En cet an de grâce 1796, peu d’hommes de son âge portaient encore de faux cheveux; il faisait partie du petit nombre qui se refusait à changer de mise, un peu pour se distinguer des Incroyables* et un peu aussi, dans son cas, pour cacher sa calvitie grandissante.

Occupé à écrire depuis plus d’une heure, il décida de s’arrêter un moment et se rejeta en arrière pour prendre appui sur le dossier de son fauteuil. Il se caressa machinalement l’embonpoint, qu’il avait fort saillant, et jeta un coup d’oeil à l’horloge placée sur la cheminée.

Mais où donc avait disparu ce garnement de Manuel?

Bastien avait recueilli Manuel quelques années auparavant. Fils d’une danseuse d’opéra et d’un noble de passage, le garçon, dès son plus jeune âge, avait été donné en adoption aux bonnes soeurs avec une dot. Les bonnes soeurs avaient gardé la dot et passé leur charge à Bastien qui, riche et philosophe, croyait au pouvoir de l’éducation, et s’était mis en tête de transformer ce petit garçon abandonné en véritable gentilhomme.

Depuis quelque temps cependant, Manuel semblait le fuir.

Son serviteur entra après un coup discret à la porte.

– Monsieur Bastien, Madame Antoinette est ici.

– Faites-la entrer, répondit Bastien en pensant que le bavardage de sa vieille nourrice était tout juste le dérivatif qu’il lui fallait.

– Ah, mon cher enfant, dit Antoinette d’un ton agité en pénétrant dans la pièce dans un frou-frou de jupons multicolores, quelle chaleur aujourd’hui!

Elle s’assit dans la bergère la plus large afin d’accommoder son ample personne, et se mit à s’éventer avec force. Bastien la regardait d’un oeil perplexe. Il ne comprenait pas le goût qu’avaient pris les femmes de se couvrir de couleurs comme des perroquets; encore heureux que l’âge de sa bonne Antoinette lui empêchât les excès que l’on voyait trop souvent dans la rue.

– Où est Manuel? demanda Antoinette, qui avait un faible pour lui.

– Il apprend. Il a beaucoup à apprendre.

À l’âge de treize ans, Manuel parlait grec presque aussi bien que le latin, et le latin presque aussi bien que le français. Trouvant Bastien trop sévère, Antoinette fit la moue.

– C’est un jeune homme très accompli pour son âge, objecta-t-elle.

– Oui. Il commence aussi à connaître les lois de la société qui l’entoure et à savoir à qui se fier ou non: à savoir distinguer un esprit sain d’un esprit malade, à répondre poliment à des personnes agressives, à éviter les pièges qu’on pourrait lui tendre, et à ne pas imposer inutilement sa présence si elle n’est pas souhaitée. Notre monde est une forêt vierge, mais pas nécessairement accueillante comme celle de Paul et Virginie. Il s’y doit habituer.

– Mais n’est-ce point fatigant pour ce pauvre enfant de lire tous ces ouvrages philosophiques? Comment son jeune esprit peut-il garder tous ces longs discours?

– Il est d’une nature indolente, hélas. L’étude des philosophes peut être ardue, mais je l’y oblige pour son bien; la société est dangereuse, et il l’en faut protéger. L’ignorance est la pire ennemie de l’individu, et ceci est encore plus vrai pour un jeune homme de sa condition.

Antoinette soupira; si seulement Manuel lui avait été confié, elle l’aurait gâté de toutes ses forces et respecté ses envies de paresse, si sévèrement réprimées par Bastien.

A ce moment-là, la porte s’ouvrit brusquement et leur sujet de conversation fit son irruption dans la pièce.

C’était un garçon bien fait de sa personne, et qui le savait: sa mise était soignée, ses cheveux châtain peignés à la Titus, et il aimait à sourire fréquemment pour faire voir ses dents, qu’il avait belles. Il sauta au cou d’Antoinette et l’embrassa.

– Quel plaisir, ma tante!

– On frappe à la porte avant d’entrer dans une pièce, grogna Bastien.

Manuel lui lança un regard ennuyé et s’assit sur le bras du fauteuil d’Antoinette en s’adressant à elle comme si son tuteur n’était pas là.

– Mon maître d’escrime m’a enseigné une nouvelle passe ce matin. Regarde !

Sautant sur ses pieds, il se mit à esquisser un mouvement large du bras droit tout en arquant la jambe gauche.

Bastien, qui tolérait mal volontiers ces leçons d’escrime, fronça les sourcils.

– Je voudrais entendre ce que vous avez retenu de la “lettre à d’Alembert” que je vous ai donné à lire il y a trois jours.

– Vous et vos philosophes, dit Manuel d’un ton maussade.

– Ils vous forment l’esprit.

– Mon esprit se peut former de bien d’autres façons, répliqua Manuel. Pas plus tard qu’hier, j’en ai eu confirmation: on m’a invité à une fête.

Monsieur Bastien se redressa sur sa chaise.

– Et qui donc, je vous prie?

– De beaux messieurs, très élégants, que j’ai rencontrés aux jardins du Luxembourg.

– Juste ciel, commenta Antoinette qui, pour le coup, se remit à s’éventer.

– Et vous y êtes allé? demanda Bastien d’un ton menaçant.

– Certes! Et vous n’imaginerez jamais la beauté du palais où je me suis rendu: tout le monde s’amusait, et il y avait là une dame…

Manuel s’interrompit et rougit.

– Qui donc était cette dame? demanda Bastien.

– Une certaine Madame Tallien.

Son tuteur se leva si brusquement qu’il en fit choir sa chaise.

– Pardieu, mon enfant, êtes-vous devenu fou? Madame Tallien! La courtisane la plus fameuse de Paris! Et c’est en sa compagnie que vous pensez parfaire votre éducation?

– Vous auriez dû le prévenir, Bastien, dit Antoinette, que l’angoisse faisait se pâmer. Vite, mes sels!

Bastien fit un effort pour retrouver son calme.

– Manuel, vous n’êtes pas suffisamment mûr pour vous mêler à ces gens; ils sont sans vertu et ne peuvent que vous nuire.

– Ils sont agréables et plaisants, et ne m’ennuient pas de vingt manières avec des théories sans intérêt, riposta l’autre avec défi.

Le serviteur frappa à la porte.

Une lettre pour Monsieur Manuel, dit-il.

Lorsqu’il vit l’élégance de l’enveloppe, les épaules de Bastien s’affaissèrent.

Incroyables: Hommes de la période Directoire à l’habillement recherché et extravagant