Les cloches du Dôme de Milan venaient de sonner midi.

Pressés à leur habitude, les Milanais traversaient rapidement la place pour vaquer à leurs affaires; peut-être cherchaient-ils aussi à échapper rapidement au soleil de plomb qui sévissait depuis quelques jours. Avec l’humidité ambiante, toujours très élevée en cette saison, la chaleur était étouffante et les gens avaient l’impression de manquer d’air.

La journée était certainement féconde pour les vendeurs ambulants; par ce climat, les touristes, qui, eux, ne couraient pas, avaient grand besoin de se réhydrater constamment, et les bouteilles d’eau minérale partaient comme des petits pains.

Un monsieur et une dame d’âge moyen passèrent avec difficulté les nombreuses barrières antiterrorisme qui bloquaient l’accès direct à la place. Les passages étaient étroits, et les deux promeneurs aussi larges que hauts.  Ils semblaient souffrir énormément de la chaleur:  leur peau, très claire, avait tourné au cramoisi sous l’effet des rayons du soleil, et ils suaient à grosses gouttes.

Ce n’étaient certes pas les seuls touristes de grosse taille à visiter la ville; mais ceux-ci attiraient particulièrement le regard, surtout la femme. En effet, malgré son poids, qui devait dépasser les cent kilos, elle portait un combishort au tissu si léger qu’il lui collait au corps comme une deuxième peau, et soulignait sans pitié ses abondants bourrelets. Les passants la regardaient, non pas tant pour critiquer sa façon de s’habiller peu adaptée à son poids, que pour s’émerveiller du fait qu’elle n’ait pas l’air de se rendre compte de la curiosité qu’elle suscitait. Et parce que son mari, lui-même vêtu de façon beaucoup plus discrète, n’avait pas l’air de s’en apercevoir non plus.

***

Jennifer s’épongea le front.

Elle avait chaud. Cette ville manquait complètement d’air, et ses vêtements, quoique légers, lui collaient au corps.

Ses amis l’avaient prévenue pourtant! Mais chez elle, à Houston, la chaleur et l’humidité faisaient partie de la vie de tous les jours, et elle ne les avait pas écoutés.

Sauf qu’ici, ce n’était pas pareil. Pour commencer, le style de vie était tout différent. Tandis que les Texans vivaient pratiquement à l’air conditionné, et se gardaient bien de mettre le pied dehors pendant la journée, sauf, peut-être, pour un saut au shopping mall, ces Européens, eux, sortaient dans les rues, et le plus souvent à pied!

Et puis cette habitude de boire tout le temps du café. On aurait dit que, dans cette ville, il y avait un bar tous les trois magasins. Les gens entraient et sortaient sans même prendre le temps de s’asseoir, et buvaient café sur café. Mais ça ne désaltère pas le café, surtout par cette chaleur! Heureusement qu’il y avait les Mc Donalds, sinon elle n’aurait jamais su où trouver un soda décent.

Elle jeta un regard de biais à Paul, son mari, et vit qu’il souffrait lui aussi. Pourquoi, aussi, avait-il dû s’obstiner à porter des pantalons longs? Il n’aurait eu qu’à faire comme elle, et mettre des shorts; après tout, ils se trouvaient dans le pays des plages, non?

Heureusement qu’ils partaient le lendemain pour Venise; là-bas, il y avait au moins la mer, qui vous donnait l’impression d’être en vacances. Jennifer se serait volontiers passé de visiter Milan: avec sa stature junionesque et ses 105 kilos, la mode lui importait peu; de toute façon elle ne pouvait pas la suivre. Mais Paul avait insisté: il avait lu je ne sais quel roman dont l’action se déroulait dans cette ville, et avait envie de la voir de ses propres yeux.

– Ah, nous voici à la place du Dôme, dit Paul. Cette église est vraiment imposante; allons la visiter.

Jennifer jeta un regard peu enthousiaste à l’énorme bâtisse gothique avec ses dizaines de tourelles ouvragées et fit la grimace.

– Tu as vu la queue pour entrer? Il va falloir attendre, et par cette chaleur…

– Il n’y a qu’à faire comme les autres et acheter une bouteille d’eau minérale.

Lorsqu’ils s’approchèrent de la billetterie, Paul s’arrêta net. À côté des guichets, une énorme pancarte interdisait l’entrée aux touristes portant mini-jupes, shorts et maillots sans manches. Il la fit voir à Jennifer, qui s’indigna. Même si elle n’avait pas manqué d’observer les regards obliques dont plusieurs passants la gratifiaient depuis le matin, elle ne voyait pas pourquoi elle n’aurait pas eu le droit de s’habiller à sa guise. Mais Paul n’était pas content: il voulait voir quelque chose, pas seulement passer le temps à boire et à manger.

Après un moment de discussion tendue, Jennifer accepta d’aller s’acheter un pantalon léger et un foulard pour se couvrir les épaules. Mais c’était vraiment pour lui faire un plaisir! Avec ça qu’il n’était même pas facile de trouver des habits à sa taille dans cette ville de snobinards… Heureusement qu’il y avait Internet, cela lui permit d’identifier le magasin juste sans perdre trop de temps.

Une heure et demie plus tard, Jennifer se retrouvait dans la rue vêtue d’un pantalon beige clair – une autre concession à son mari, elle aurait préféré des carreaux – et, bouteille d’eau à la main, se dirigeait d’un pas résigné vers le Dôme de Milan.