Juliette avala l’ultime bouchée de sa purée aux céréales complètes et s’étira longuement.

Elle était passablement en retard sur son horaire habituel ce matin. Des copines étaient venues dîner hier et la soirée s’était terminée tard. Etant dormeuse, elle avait dû récupérer.

Elle n’avait rien d’urgent à faire de toutes façons: être au chômage présente au moins un avantage – contre beaucoup d’inconvénients il est vrai: c’est que l’on a du temps pour soi.

Elle se leva brusquement pour dissiper la somnolence qui l’envahissait. Le travail ne manquait pas. Ses amies l’ayant quittée vers les deux heures du matin, elle avait, par goût du sommeil, préféré remettre le rangement au lendemain. Son regard, peu enthousiaste, fit rapidement le tour de la pièce.

La table, où elle venait à grand peine de se ménager un petit coin pour manger, portait encore les vestiges de la soirée précédente: compact comme une brique, un reste de risotto gisait au fond d’un plat et la sauce des ossi buchi, transformée en gelée, dégageait une odeur d’ail cuit passablement écœurante. L’angle salon était à l’avenant. Des cassettes et des disques jonchaient le sol tout autour de la stéréo, des livres qu’on avait pris, puis abandonnés au gré de la conversation reposaient ça et là, parfois encore ouverts, où l’on avait trouvé de la place; des verres sales traînaient un peu partout… Il y avait même des vêtements sur le sofa, suite à une séance d’essayages.

Juliette bâilla avec ennui. Et tout cela n’était rien encore. Il y avait aussi sa chambre à coucher où les habits, qui s’accumulaient depuis près d’une semaine sur l’unique fauteuil, devaient être rangés (et repassés, pour ceux qui se trouvaient en bas de pile), et la salle de bains à nettoyer. Quant à la cuisine…

Elle soupira en se demandant une fois de plus comment faisait sa mère, qui réussissait à organiser des dîners de vingt personnes sans faire le moindre désordre. Le salon passe encore, elle y arrivait aussi si elle voulait s’en donner la peine. Mais la cuisine! Elle-même, le cordon bleu de la famille Manin, n’en était pas capable. Chez les siens, tous étaient d’accord pour dire que lorsque Juliette se mettait aux fourneaux, il fallait au moins deux personnes pour ranger derrière elle.

Juliette s’étira de nouveau et décida de commencer par le plus simple: se laver et s’habiller. Il était vraiment un peu décadent – aurait dit son père – d’être encore en pyjama à onze heures du matin. Un jour de semaine surtout.

Ce travail-là, au moins, était vite fait: depuis que son école, faute d’élèves, avait fermé ses portes et qu’elle s’était retrouvée au chômage comme tant d’autres enseignants, elle ne perdait plus de temps à s’habiller comme elle le faisait auparavant ; un jeans et une blouse ou un pull selon la saison, et le tour était joué. Même chose pour sa toilette: une douche quotidienne, mais plus de cosmétiques coûteux, car elle ne pouvait pas se les permettre désormais.

Tout habillée, ses cheveux châtains coiffés en catogan pour qu’ils ne lui entrent pas dans les yeux, elle hésita un moment. Par où commencer, la cuisine ou le salon?

Et si j’allais d’abord chercher le courrier?, pensa-t-elle. Peut-être aurai-je des nouvelles de mon article cette fois.

Elle n’avait reçu que la note du gaz. Déçue, elle rentra dans son appartement et se mit à nettoyer sa cuisine.

Ses réflexions prenaient rapidement un tour morose. Sa situation financière n’était pas des plus brillantes. Depuis qu’elle avait perdu son poste d’enseignante en septembre, un bon mois maintenant, elle ne touchait plus qu’une allocation de chômage insuffisante à la faire vivre, surtout à Milan! Il était vrai qu’elle gagnait quelques sous de plus en écrivant des articles et, surtout, en donnant des cours de langues individuels. Un peu par goût, mais aussi beaucoup par nécessité, le salaire des profs étant si bas, elle avait toujours poursuivi ces activités, même lorsqu’elle enseignait régulièrement. Maintenant elle cherchait évidemment à les développer afin d’augmenter ses gains. Mais voilà, c’était plus vite dit que fait.

Juliette adorait les enfants. Comme elle possédait un talent particulier pour la photographie, elle avait eu l’idée d’écrire un article illustré sur le thème des enfants et du jeu. Le résultat de ses efforts avait été apprécié par de nombreuses revues, mais malheureusement aucune d’entre elles n’avait l’air pressée de le publier.

Côté leçons privées, les choses n’allaient guère mieux: une fois passé le grand enthousiasme de la rentrée de septembre, qui s’était traduit pour elle en une assez forte demande de cours de langues, ses élèves, les adultes comme les enfants, avaient maintenant la tendance croissante á se décommander. Souvent à la dernière minute, d’ailleurs. Etant donné son caractère, elle les comprenait sans peine de préférer des activités plus délassantes, mais bien évidemment, tout cela ne faisait pas son affaire.

Une pensée en amenant une autre, elle se mit à faire ses comptes, et accrut ainsi encore sa mélancolie : c’est que, malgré ses revenus diminués, elle devait continuer à faire face à des frais non négligeables. Grâce à la générosité de son père, elle avait la chance d’être la propriétaire d’un bel appartement en plein centre de Milan; mais c’était un avantage qu’elle payait cher, car tout était hors de prix dans un immeuble comme le sien. La présence d’une concierge était à elle seule un véritable luxe. Et puis elle avait aussi cette dent, qui avait besoin d’un plombage…

Juliette était complètement déprimée en terminant la vaisselle. Le présent lui apparaissait lugubre et le futur encore pire. Elle rangea tristement ses céréales complètes et ses épices dans des petits pots de grès soigneusement étiquetés en songeant que cette soirée avait peut-être été la dernière du genre avant longtemps. Si elle ne trouvait pas de poste comme remplaçante…

Elle pouvait, certes, s’adresser à sa famille. Ils ne la laisseraient pas tomber. Mais à trente-trois ans on a envie de son indépendance. Et elle en avait assez d’être le mouton noir. Son père, chirurgien de renom, était professeur à la faculté de médecine; sa mère partageait son temps entre ses nombreuses activités de bénévolat, sa vie sociale et ses devoirs de grand-mère. Quant à ses trois frères, l’aîné était directeur financier et les deux autres, médecins comme leur père, annonçaient un futur prometteur. Les belle-sœurs étaient du même genre. Tous des gens remarquables et pleins de succès. Pas comme elle, quoi.

Elle ne les enviait pas, pourtant. Et elle n’avait pas de complexes non plus. Tandis que leur réussite les contraignait à courir du matin au soir, sa médiocrité lui permettait de jouir de l’existence. Il y a tant de plaisirs qui ne coûtent rien! Dormir par exemple. Ou rêver. Ou voir des amis.

Et puis, même si elle avait voulu leur ressembler, elle n’y serait pas parvenue. Quoiqu’elle fût tout à fait capable de s’engager à fond lorsqu’elle le décidait, elle manquait de l’énergie nécessaire pour faire de l’engagement la règle de son existence. La perfection est un objectif fatiguant, surtout lorsque, comme elle, l’on est naturellement porté à l’à peu près. Ceci dit, elle adorait les siens et ils le lui rendaient bien: son sens de l’humour faisait pendant á leur sérieux un peu excessif.

Bref, l’affection y était des deux côtés, mais ça ne changeait rien. Quoique, ou peut-être justement parce qu’elle était économiquement plus faible, Juliette ne voulait rien leur demander. Question d’honneur. Pourtant, sa situation devenait réellement problématique et il lui fallait trouver une solution au plus vite. Elle s’assit et se força à réfléchir froidement. Que pouvait-elle faire d’une maîtrise en langues modernes à part enseigner? les alternatives n’abondaient pas: des traductions ou du secrétariat.

Elle avait eu quelques occasions de travailler comme interprète, en particulier grâce à son frère aîné. C’était une occupation agréable et bien payée, mais la concurrence était grande. En une année, on ne l’avait demandée qu’une fois. Quant au secrétariat, son niveau d’études avait toujours joué contre elle. Partout où elle avait tenté de se présenter, on l’avait jugée trop instruite pour des postes de débutante, ou alors pas assez qualifiée pour des positions plus élevées. Pour ce métier-là aussi, une introduction semblait nécessaire.

Juliette claqua des doigts. Comment n’y avait-elle pas songé plus tôt?

C’était il y a six mois chez son frère Guido, le dernier célibataire de la famille. Guido, le plus proche de ses frères par l’âge puisqu’il n’avait que deux ans de plus qu’elle, l’invitait souvent lorsqu’il organisait une soirée. Comme elle était mignonne et sympathique elle plaisait à ses amis, et elle lui donnait un coup de main en plus, ce qui n’était pas à négliger! Ce soir-là, il y avait une bonne trentaine d’invités ; des médecins surtout, à cause de la profession de Guido, mais aussi d’autres gens d’âges et d’intérêts divers. Guido connaissait beaucoup de monde.

Sa flamme du moment (il changeait souvent) faisait partie du groupe des non-médecins. Elle s’appelait Paola. Juliette et elle avaient sympathisé. Elles étaient pourtant aussi différentes que le jour et la nuit: Paola, qui semblait dotée d’une énergie inépuisable, était manager. Elle ne se laissait pas marcher sur les pieds par quiconque, et cela se voyait. Plus nonchalante, Juliette lui avait plu dès l’abord et elle se l’était appropriée pour la soirée. Juliette l’avait laissée faire, mais par la suite elle s’était bien gardée de lui téléphoner comme l’autre l’en avait pressée. Paola était aimable, mais trop dominatrice pour ses goûts. D’ailleurs, elle avait déjà plus de copines que de temps pour les voir.

Quelques semaines après, son frère changeait d’amie. Juliette avait eu un moment de regret pour Paola, puis n’y avait plus songé. Et voilà que tout d’un coup cette rencontre lui revenait en mémoire. Paola ne lui avait-elle pas dit qu’elle administrait une agence de travail temporaire? Elle pourrait certainement l’aider! Il faudrait naturellement justifier ces mois de silence en invoquant le travail, la famille, les vacances, etc. etc. Mais Juliette ne s’en faisait pas pour ça. Elle avait vite jugé Paola: malgré ses aspérités de caractère, c’était une bonne pâte au fond et elle ne lui en voudrait pas.

Et puis, qui ne risque rien n’a rien. Elle se leva, consulta son agenda et composa avec décision le numéro de téléphone de Paola.

***

Pas de train. Pas d’avion. Pas d’essence. Le pays entier semblait s’être mis en grève pour fêter son arrivée. Et cela semblait devoir durer au moins vingt-quatre heures.

Assis devant son petit déjeuner, Mark sentait sa frustration monter de minute en minute. Autour de lui, ses voisins semblaient prendre leur mal en patience et cherchaient à pallier au plus pressé en multipliant les appels téléphoniques et les courriels.

Moi aussi, si j’étais ici pour travailler, je saurais m’arranger; pensa Mark en leur lançant un regard noir. Mais je suis en vacances. En va-can-ces. Et je ne suis pas foutu de réussir à quitter cette p… de ville quand je veux !

Milan lui plaisait d’habitude, pourtant. Mais cette fois, ce n’était pas son truc. Trop de gens, trop d’animation. Il avait besoin de calme. Hier au soir il s’était ennuyé à fendre l’âme et même la vue d’un écriteau en carton où un mendiant avisait courtoisement, et en trois langues, les passants de prendre garde à leur portefeuille n’avait pas réussi à le dérider. Quant à cette employée de pharmacie qui avait eu le toupet de lui proposer un échantillon de crème anti-rides lorsqu’il était allé s’acheter un tranquillisant, il n’avait vraiment pas apprécié. Même s’il était ici incognito, il restait encore Mark Abbot, que diable ! Et qu’une femelle quelconque, pas belle en plus, se permette d’être insensible à son charme, l’agaçait. C’était plus fort que lui.

La salle à manger de l’hôtel commençait à se vider. Peu désireux de se retrouver seul à table, Mark se leva et enfila son manteau. Il n’avait aucune envie de sortir, mais préférait tout plutôt que de se retrouver seul dans sa suite. Et d’ailleurs qu’aurait-il pu faire dans une chambre d’hôtel, à part travailler ?

Travailler, justement.

Oui, mais je n’ai pas mon ordinateur, objecta-t-il in petto pour se défendre, tandis que sa raison poursuivait : les ordinateurs, ça se trouve partout. Et puis Susan ne t’a-t-elle pas laissé l’adresse d’une agence qui…

Debout dans l’entrée de l’hôtel, Mark s’immobilisa, le regard fixe. C’était ça la solution, et elle était si simple.

Que cela lui plaise ou non, il allait être obligé de travailler pendant ses vacances. Avec l’état d’esprit qu’il traînait depuis quelque temps, c’était sans doute mieux comme ça, d’ailleurs. Il n’en avait aucune envie, mais le fait d’engager une secrétaire le contraindrait à un minimum de discipline : pour lui donner de quoi faire, il serait bien forcé de s’y mettre lui-même. 

Cela lui ferait aussi une présence. Dans un accès de sincérité, il se rendait compte soudain que même s’il ne se sentait pas capable de rencontrer des gens en ce moment, il ne l’était pas davantage d’assumer un isolement complet. Il ne désirait pas de grands contacts: seulement pouvoir échanger des banalités sur la pluie et le beau temps si le cœur lui en disait; et de préférence avec quelqu’un qui, ignorant tout de lui, ne serait pas tenté de l’épier comme un singe dans un zoo. Tout ce qu’il demandait, c’était qu’elle – car ce serait une femme évidemment – soit discrète et de bon caractère. Pour le reste, jeune ou vieille, belle ou laide, cela n’avait pas d’importance. D’ailleurs, dans ces agences elles étaient toujours mignonnes.

Allons, sa décision était prise. D’un pas vif, il sortit de l’hôtel et se fit conduire à l’agence.

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