Jean-Pierre étouffa un bâillement. La soirée avait été très agréable, mais il n’était pas fâché de rentrer chez lui. Heureusement que le samedi lui permettrait de récupérer… Il se mit à siffloter.

Un grognement agacé lui fit écho. Chantal, sa femme, était en train d’observer son maquillage d’un oeil critique dans le miroir du passager.

– Ce mascara ne tient pas, maugréa-t-elle. À cinquante euros le tube, c’est tout de même un comble. Parque-toi le plus près possible de la maison; ces souliers me font un mal de chien et je n’ai pas envie de marcher.

– Tu pouvais éviter de porter des talons de douze centimètres.

– C’est des Louboutin. Et on pourra dire ce qu’on veut, mais Louboutin c’est quand même Louboutin. Je ne vois pas pourquoi je devrais être la seule à avoir l’air ringard quand toutes les femmes que nous fréquentons… as-tu vu les chaussures de Marylène, ce soir? Et celles d’Arielle?

Cette fois, Jean-Pierre bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

– Oui-oui, tu as raison, ma chérie… murmura-t-il automatiquement pour couper court à la conversation. Ah, nous voici arrivés. Home, sweet home!

L’air désapprobateur, Chantal regarda les lumières au sol qui éclairaient leur maison et le jardin qui l’entourait. Jean-Pierre avait beau lui répéter qu’ils avaient fait une affaire, tout cela sentait terriblement sa banlieue. D’ailleurs, ils vivaient en banlieue, et malheureusement, pas dans la bonne. Les adresses branchées étaient ailleurs. Même si la maison avait le mérite de posséder suffisamment de murs où pouvoir accrocher des tableaux, un avantage certain pour qui, comme elle, administrait une galerie d’Art Moderne, elle aurait cent fois préféré quelque chose de plus petit, mais plus chic.

– Nous y sommes, dit Jean-Pierre en éteignant le moteur. Je te rejoins tout de suite, il faut que j’aille chercher mon porte-documents, je l’ai laissé dans le Cayenne.

Quelques minutes plus tard, il entra en coup de vent dans le salon.

– As-tu déplacé ma voiture? Elle n’est plus là!

– Ne sois pas ridicule. Nous sommes partis dès que tu es arrivé. Tu ne te rappelles tout simplement pas où tu l’as mise.

– Alors, viens m’aider.

Chantal étouffa un soupir et renfila ses chaussures. Elle aurait tellement préféré se reposer, mais le Cayenne, leur dernière acquisition, lui tenait trop à coeur. Pour une fois qu’ils arrivaient en avance sur leurs amis! Le Cayenne était l’image de leur réussite, leur status symbol. Tout le monde le leur enviait. Cependant, comme il n’était pas encore payé, ils évitaient de s’en servir pour se rendre dans des endroits “peu sûrs” comme ce soir. Pour les quartiers animés du centre, ils préféraient sa vieille Renault.

Deux heures plus tard, après avoir parcouru toutes les rues avoisinantes à pied et tenté même  des recherches plus étendues en voiture, force leur fut de constater que le Cayenne restait introuvable. Furieux et épuisés, ils se résignèrent à rentrer chez eux, signalèrent le vol à la police et passèrent une très mauvaise nuit.

Le lendemain matin, Jean-Pierre décida d’aller acheter le journal, histoire d’aérer un peu sa mauvaise humeur. Quelle ne fut pas sa surprise, en sortant de chez lui, de voir…

Mais oui, c’était bien lui. Il courut chercher sa femme.

– Chantaaaal!!!!

– Qu’y a-t-il donc encore? répondit Chantal d’une voix éteinte. Parle plus bas, j’ai une migraine atroce ce matin.

– Il est là! Le Cayenne est là, devant la maison!

Chantal sauta sur ses pieds et se précipita dehors.

– M… alors. C’est bien lui!

Jean-Pierre caressait déjà amoureusement le capot.

– C’est bien lui, dit-il.

Chantal se frotta pensivement le front. Elle était contente, bien sûr, mais ne pouvait s’empêcher de penser que quelque chose ne cadrait pas dans toute cette histoire.

Jean-Pierre, lui, n’avait pas d’état d’âme. Ce qui l’intéressait, plutôt, c’était de contrôler au plus vite dans quel état on lui avait rendu son beau SUV.  

– Tout est impeccable, dit-il au bout d’un moment; rien ne manque, rien n’a été abimé. C’est un vrai miracle. Oooooh!! On nous a même laissé un message!

– Fais voir.

Une circonstance grave nous a obligés à emprunter votre véhicule pour la soirée, et nous vous prions de nous en excuser. Pour nous faire pardonner, voici deux billets pour un spectacle qui devrait vous faire passer un bon moment. Avec toute notre reconnaissance, Paul et Marie

Deux fauteuils pour le récital de Joey Starr à Bercy. Chantal n’aimait pas le rap, mais le concert de Joey faisait partie des must de la saison, et elle avait vainement tenté d’avoir des places. Une  aubaine. Du coup, elle en oublia sa méfiance.

Quant à  Jean-Pierre, qui aimait, lui, beaucoup Joey Starr, émerveillé par la générosité de leurs deux emprunteurs  il décida qu’ils s’étaient mérité un pardon total. Il décida de retirer sa plainte.

Huit jours plus tard, ils se rendirent au spectacle si aimablement offert et, très satisfaits de leur soirée, ne tarirent pas d’éloges sur la bonne éducation qui leur avait valu cette invitation.  Ils rentrèrent chez eux au rythme des chansons de Joey, et ne regardèrent même pas si le Cayenne était à sa place devant la maison.

Une lettre était épinglée sur leur porte.

– C’est certainement eux, dit Jean-Pierre en souriant.

Chantal saisit le billet et allait le lire, quand une exclamation horrifiée de son mari, qui venait d’ouvrir la porte, lui fit lever la tête.

La maison était complètement vide, tout avait disparu.

D’une voix étranglée, elle lut tout haut.

Merci de nous avoir laissé le temps de vider votre demeure; nous félicitons Madame pour ses  tableaux; nous avions pris soin de les photographier la dernière fois: ils sont d’un goût très sûr et ont déjà trouvé des acquéreurs ! nous avons été heureux de travailler avec vous;  bonne soirée et peut-être à une prochaine,

Paul et Marie.

P.S. Nous avons aussi décidé de garder votre Cayenne, si confortable et rapide. Encore merci!

Un bruit sourd fit sursauter Chantal. Jean-Pierre avait perdu connaissance et s’était écroulé sur le sol.