C’était l’un de ces affreux boui-boui que l’on trouve au croisement des routes dans des endroits perdus; une construction en planches, au toit de tôle ondulée, qui sentait le vieux à distance avec sa peinture écaillée de partout et son enseigne au néon qui ne s’éclairait qu’à moitié.

Pas un chat dehors par cette nuit pluvieuse et froide, seulement trois voitures sales et cabossées dans le parking, à côté des poubelles. Comme le vent soufflait fort, le sol était jonché de détritus de toutes sortes: roseaux morts arrachés à la rivière voisine, branches d’arbres et bouts de ferraille informes, qui se heurtaient en grinçant dans l’obscurité.

Deux silhouettes surgirent lentement des ténèbres. L’une, grande, semblait plier sous la charge du sac à dos qu’elle portait; l’autre, petite, avançait en s’appuyant d’une main au genou de la première. Arrivées au croisement, elles quittèrent la route et se dirigèrent vers la baraque. À la lumière du néon, on pouvait voir à présent qu’il s’agissait d’un homme et d’un enfant. L’homme devait avoir une quarantaine d’années, et l’enfant pas plus de dix ans; il portait, lui aussi, un sac à dos. D’un pas fatigué, tous deux grimpèrent les marches menant au perron et entrèrent dans le bar.

À l’intérieur, il n’y avait que quatre clients, des garçons, tous très jeunes, vingt ans pas plus. Ils étaient vêtus d’une façon étrange, pantalons troués très moulants, vestons trop courts sur des maillots à couleurs violentes, et leurs visages avaient les traits durcis par un maquillage brutal. Accoudés au comptoir, ils se retournèrent vers les nouveaux arrivants et les dévisagèrent sans un mot, jaugeant les bottes et le chapeau de cow-boy de l’homme et son long manteau usé. L’un d’eux, qui portait une grande boucle d’oreille en faux rubis à l’oreille gauche, eut un lent sourire, dont la froideur sentait la menace.

Le cow-boy salua d’un bref mouvement de tête, déposa son sac, fit asseoir son jeune compagnon à une table adossée au mur et s’approcha du bar.

– Un café, dit-il.

Le garçon à la boucle d’oreille, qui semblait dominer les trois autres, répondit par une question.

– D’où viens-tu?

– Le cow-boy désigna du regard la fresque grossière qui couvrait le mur jouxtant le comptoir. Complètement incongrue dans ce bouge aux meubles de plastic grossier et sale, elle représentait d’une façon très simpliste un paysage du Middle West, avec son ciel bleu dur, son herbe verte, ses troupeaux de bétail et ses élévateurs à grains.

– De là, dit-il brièvement. Alors, ce café, ça vient?

Le sourire mauvais de Boucle d’oreille s’accentua.

– Pas de café ici, cow-boy. Seulement du lait. Aux couteaux.

Ricanement des trois compères.

Le cow-boy se redressa; il était très grand, et malgré sa maigreur et la fatigue qui se peignait sur son visage, il donnait une impression de force développée à force de lutte contre l’adversité.

– Ton breuvage ne m’intéresse pas, répondit-il d’une voix égale; mais derrière toi je vois un percolateur; tu vas pouvoir me faire un café. Maintenant.

Boucle d’oreille s’adressa à ses compagnons.

– Momo?

– Charmant, répondit Momo en tirant un couteau de sa poche. Il s’amusa à en faire miroiter la lame avant de se placer à la droite de l’inconnu, assez près pour le frôler.

– Pierrot?

– J’ai toujours eu un faible pour les cow-boys, soupira Pierrot d’un ton exagéré en se plaçant à sa gauche, couteau en main lui aussi.

Au même moment, le troisième compère se glissait derrière l’homme pour bloquer ses mouvements.

Sans paraître troublé, l’inconnu reprit la parole, comme pour continuer une conversation déjà commencée.

– Tu sais, Boucle d’oreille, il y a deux choses qui me dérangent. La première, c’est que tu continues de jeter des regards obliques du côté de mon fils, et la deuxième, c’est que tes sbires se collent à moi comme des ventouses.

Rapide comme l’éclair, il s’arcbouta, coupa le souffle de ses deux gardes d’un coup de coude dans l’estomac, et envoya le troisième valser à terre d’un coup de tête, tandis que, dégainant à son tour, il saisissait le chef par sa boucle et lui plaçait son couteau sous la gorge.

Les autres s’étaient déjà relevés, prêts à l’attaque.

– Personne ne bouge, dit le cow-boy d’une voix calme, où je l’égorge. À présent, passez-moi la clef des voitures qui se trouvent dehors en les déposant sur le comptoir. Attention: il y en a trois, je veux trois clefs. Toi, tu nous accompagnes.

Il poussa le chef vers la porte et, après un regard rapide à l’enfant, qui saisit son sac et les précéda, sortit du bar.

Quand, après avoir pris soin de crever les pneus des autres véhicules, ils se retrouvèrent en voiture, l’homme s’adressa à l’enfant.

– Ça va? dit-il

Le petit opina de la tête. Ils poursuivirent leur route dans la nuit noire, chacun tout l’univers de l’autre.

Commentaire: beaucoup de mots et d’expressions m’ont frappée dans les trois textes de base. Après avoir fait 3 listes, j’ai retenu le lait aux couteaux, les personages (brutaux, pervers) et le décors (un bar mal famé) du premier texte, le dur ciel bleu, les cow-boys et les élévateurs à grain (!) du deuxième, et enfin les deux fugitifs (homme et enfant) et leurs sacs à dos du troisième. Le mot de cow-boy m’a tout de suite fait imaginer une scène de saloon, même si les interlocuteurs (Alex et ses trois potes) sont plus typiques d’un univers urbain. Mais aujourd’hui on trouve de tout partout, et je me suis amusée à mélanger les deux genres.