Yves sortit la tête de l’eau et s’essuya les yeux.

La plage, déserte à cette heure matinale, s’étirait à perte de vue. Qui aurait pu croire que Miami se trouvait à moins de dix kilomètres? Quelle joie d’avoir été admis à un summer camp aux États-Unis!

Et quel summer camp, surtout! Ici, on pouvait faire du scuba plutôt que naviguer sur des voiliers de quinze mètres; et le tout en anglais, comme ça on joignait l’utile à l’agréable.

Yves rejoignit le rivage, se sécha rapidement et se dirigea vers le restaurant pour prendre son petit déjeuner avant de commencer son service.

Il n’était pas complètement en vacances. Ses parents n’auraient jamais pu lui payer un séjour aussi coûteux, et il avait dû s’arranger. Grâce à la médaille de natation qu’il avait gagnée au concours national des lycéens, et à son diplôme de secouriste, il avait été admis comme boursier. Cependant, il devait travailler une partie de la journée pour dédommager l’organisation.

Deux heures plus tard, il surveillait les baigneurs depuis son siège surélevé tout en suivant discrètement la leçon de scuba qui se déroulait dans la partie la plus profonde du bassin. Il adorait le scuba et aurait voulu pouvoir en faire tous les jours.

Et surtout, il flashait à fond sur la fille qui apprenait ce matin-là.

Chantal. Ils fréquentaient le même lycée, et c’était sa déesse. Grande, belle, un peu distante… comme une déesse, quoi. Quelle surprise émerveillée de la retrouver ici. Mais elle ne le regardait pas. Normal, elle avait dix-huit ans, et lui tout juste seize, avec, en plus, une fâcheuse tendance à l’acné. Qu’importe: c’était déjà une joie de la regarder. Même si…

Même si les attentions marquées de Pascal, l’instructeur de scuba, commençaient à l’agacer. Il était bien trop vieux pour elle, et qui plus est, il était marié!

– Yves! Tu fais équipe avec moi cet après-midi? On fait une régate!

Rocky, son compagnon de chambre, lui jetait un regard plein d’espoir derrière ses lunettes de myope.

Yves soupira. Rocky était sympa et doté d’une intelligence brillante. Malheureusement, question sport, il était nul; et l’idée de faire une régate sur Laser avec un coéquipier qui savait à peine distinguer la proue de la poupe n’avait rien d’exaltant. Dès son arrivée, Yves avait eu l’oeil sur les quinze mètres; cependant, il n’avait pas encore réussi à trouver une place dans les équipes: cette semaine, elles étaient au complet.

– OK, dit-il sans enthousiasme.

Le même soir, les régatiers, cuits par le soleil, décidèrent d’aller se coucher tôt. Yves se résigna à les imiter, non par fatigue, mais par manque d’alternatives: les grands faisaient bien une fête, mais il n’y était pas invité. À vingt-deux heures, voyant que Rocky dormait déjà, il éteignit lui aussi la lumière.

Une main nerveuse qui lui secouait l’épaule le réveilla en sursaut.

– Hein!? Que…

– Chchchchttt! réveille-toi, murmura une voix impérieuse.

Un peu hébété, Yves se redressa et ouvrit les yeux. Debout devant lui, Chantal lui faisait signe de se taire. Il la fixa d’un air interrogateur.

– Ne fais pas de bruit et suis-moi, dit-elle en se dirigeant vers la porte.

Yves s’habilla en toute hâte et la rejoignit dans le couloir.

– Vite, dit-elle.

Sans un mot, il lui emboîta le pas. Avec mille précautions pour ne rencontrer personne, ils traversèrent le camp et Chantal le conduisit dans sa chambre.

Yves jeta un regard intéressé autour de lui. C’était la première fois qu’il entrait dans une chambre privée, et il était curieux. Il était en train de se dire qu’il aurait aimé avoir lui aussi une porte-fenêtre donnant sur un balcon quand Chantal lui secoua rudement le bras.

– Bon sang, Yves, réveille-toi donc!! T’es secouriste, oui ou non?

C’est alors qu’Yves aperçut Pascal, nu comme un ver, gisant inanimé sur le lit.

Yves s’approcha de lui. Malgré son bronzage, la peau de Pascal avait une teinte grisâtre, et l’on aurait dit que… anxieux soudain, Yves lui posa précipitamment la main sur le cou pour trouver son pouls.

Il était bien vivant, heureusement.

– Depuis combien de temps est-il comme ça?

– Ça vient tout juste de lui arriver.

Yves se pencha sur Pascal et renifla avec circonspection.

– Il pue l’alcool, ton p’t’it copain. Et ça sent l’herbe, dans ta chambre.

– On se passe de tes remarques pontifiantes. Fais quelque chose, quoi!

Son arrogance la quitta tout d’un coup et elle fondit en larmes.

– Passe-moi plutôt de l’eau pour le faire boire. Il fait un green out, ce type; nous devons le réhydrater d’urgence.

– C’est quoi, un green out?

– Un malaise dû à l’excès de marie-jeanne; ça arrive de temps en temps, surtout si on boit de l’alcool en plus.

Non sans satisfaction, Yves assena quelques bonnes baffes à Pascal pour le réveiller; ensuite, il le força à boire.

Au bout de quelques minutes de ce traitement, le malade se tourna sur le côté et se mit à vomir copieusement.

– Heureusement qu’il évacue, commenta Yves. c’est bon signe.

Chantal avait cessé ses pleurs. Yves eut envie de rire devant sa mine dégoûtée.

– Il faut qu’il reste au calme pendant plusieurs heures à présent, reprit-il.

– Et sa femme qui va rentrer! s’exclama Chantal d’une voix horrifiée. Elle venait tout juste de lui envoyer un texto quand…

– Combien de temps nous reste-t-il au juste?

– Vingt minutes, pas plus. Qu’allons-nous faire?

Elle se remit à pleurer.

Yves sortit son portable et appela Rocky, qui répondit aussitôt. Saisissant au vol qu’il y avait du grabuge, et ravi de participer à l’aventure, il ne mit pas plus de cinq minutes à arriver. Entretemps, Yves avait eu le temps de rhabiller Pascal, à moitié conscient et grognon au possible, et d’expédier Chantal à la recherche d’une serpillère pour éponger les dégâts.

Malgré sa hâte, il appréciait beaucoup qu’elle se soit mise à lui obéir comme un gentil toutou.

– Rocky, à présent on le soulève et on l’amène à la plage.

– Vous me faites mal! cria Pascal quand ils tentèrent de le lever. Et je manque d’air. Ça pue, par ici!

– C’est le comble! s’exclama Chantal avec indignation. C’est lui qui…

– Pchchchtt! fit Rocky.

– C’est qui, ct’e pouffiasse? grommela Pascal. C’qu’j’fiche ici?

– Silence! coupa Yves d’un ton autoritaire. On y va!

Lorsqu’ils réussirent finalement à allonger Pascal sur le sable, il était temps: sa femme, qui ne l’avait pas trouvé dans leur logement, le cherchait. Lorsqu’elle vit son mari si mal en point, elle eut tellement peur qu’elle ne posa pas de questions et écouta attentivement les conseils d’Yves pour les soins à donner.

Quand ils se retrouvèrent seuls, les deux garçons se mirent à rire comme des fous en repensant à leur aventure. L’air dégouté de Chantal, en particulier, avait été du plus haut comique. Son séducteur avait perdu tout son prestige.

Les jours qui suivirent, comme par un accord tacite, tous firent semblant de rien. Toutefois, Yves et Rocky ne tardèrent pas à comprendre que leur position avait fait un saut de qualité: Pascal s’appliqua à leur procurer chaque jour une heure de scuba, et ils avaient désormais leur place sur les grands voiliers. Mais le plus beau, pour Yves, c’était le changement de Chantal.

Elle le voyait, maintenant. Elle lui souriait à chaque fois que leurs chemins se croisaient, et souvent, ils échangeaient quelques mots.

La veille de son départ, elle l’invita même à la retrouver dans la discothèque où elle fêtait avec ses amis. Yves l’invita à danser et, voyant qu’elle acceptait, s’enhardit à lui demander son numéro de téléphone.

– Pourquoi?

– Pour t’offrir mes services à l’occasion.

Chantal lui sourit mystérieusement.

– Volontiers, murmura-t-elle.