Esprit d’entreprise

Je m’appelle Alberto, j’ai bientôt soixante-huit ans, et vis très chichement des quatre balles que me verse l’Etat en guise de pension. Précisons au départ que je suis un honnête citoyen et que je déteste mendier.

Cela dit, j’ai dû m’arranger! Ce ne sont pas mes voisins de palier qui vont m’acheter des souliers neufs. Alors, j’ai eu une idée: rendre un service aux touristes en péril de portefeuille. Il y a tellement de voleurs par ici… Et quoi de plus antipathique que de se faire dérober son bien quand on est en vacances? J’ai donc préparé un écriteau pour leur rappeler de faire attention. En trois langues, afin de me faire comprendre au plus grand nombre de personnes possible. Et ça marche! Les passants, reconnaissants, me sourient et me versent un pourboire pour me remercier de mes efforts. J’y gagne, et eux aussi. Naturellement, il y a toujours ceux qui voient mon avertissement trop tard… comme ce pauvre diable d’anglais, tout à l’heure. Quand il a suffisamment admiré la cathédrale, il a vu mon avertissement et a voulu me refiler un pourboire, mais on lui avait déjà vidé les poches.

Le dindon

Comme tous les après-midi, Alberto était assis par terre à l’angle de la rue Victor et de la place de la cathédrale. C’était un endroit stratégique, car la rue y formait un goulot et, surtout à l’heure de la fermeture des bureaux, les gens avançaient un peu les uns sur les autres; cela profitait aux pickpockets, qui avaient vite fait de subtiliser leur portefeuille aux inattentifs, distraits par l’animation de la rue.

Alberto avait décidé de prévenir autant que possible les vols en avertissant les passants de faire attention à leur portefeuille. Il avait donc préparé un large écriteau, en trois langues, afin d’atteindre le plus grand nombre de gens possible. Le chapeau posé par terre à côté de l’écriteau parlait de lui-même. Tout le monde y gagnait: les piétons, qui ne perdaient pas leur bien, et lui, qui complétait ainsi la maigre pension de vieillesse que lui versait l’État. Parfois, hélas, l’avertissement arrivait trop tard: un pauvre étranger, qui, après avoir admiré la cathédrale, avait souri à la vue de son écriteau et voulu lui faire un don, avait déjà tout perdu.

Emporté par la foule

C’était l’heure de l’apéritif: dans la rue, noire de monde, qui débouchait sur la cathédrale, l’étranger se promenait en jetant des regards curieux autour de lui; les vendeurs ambulants avaient surgi du pavé et brandissaient leur marchandise sous le nez des gens pour chercher à les appâter: comme une vague infinie, tout ce monde disparaissait mystérieusement à l’apparition d’un policier, pour réapparaître comme par miracle cent mètres plus loin… au milieu de ce tumulte, un homme âgé, assis paisiblement par terre, attira l’attention de notre promeneur: il tenait un écriteau qui invitait courtoisement, et en trois langues, le passant à faire attention à son portefeuille; à côté de l’écriteau, un chapeau posé à terre à l’envers suggérait que le service rendu méritait récompense; l’étranger éclata de rire et mit la main à sa poche pour lui donner un pourboire… pour se rendre compte que l’avertissement lui arrivait trop tard: son portefeuille avait déjà disparu.

L’Ingénu

C’était l’heure de l’apéritif: Jorge décida d’aller prendre un verre dans le centre-ville. De cette façon, il aurait au moins l’occasion de visiter la cathédrale.

Les rues du centre fourmillaient de gens: les vendeurs ambulants, omniprésents partout où la police n’y était pas, offraient leur pacotille multicolore aux passants; amusé, Jorge se dirigea vers la cathédrale sans se douter un instant de ce qui allait lui arriver.

Assis par terre avec son écriteau, Alberto l’observait depuis un moment du coin de l’oeil. Il en voyait passer des gens, pourtant! Mais ce gars-là…

Chômeur, Alberto cherchait à arrondir ses fins de mois en prévenant les promeneurs de faire attention à leur portefeuille.

Mais ce gars-là… La tête en l’air, les bras ballants, il avançait à pas lents… un véritable pousse au crime.

Comme prévu, il se fit bousculer rapidement. Alberto hocha pensivement la tête: trop tard pour lui. En effet, lorsque Jorge, attiré par son écriteau, voulut lui donner un pourboire, son portefeuille avait déjà disparu.

Un amateur d’art

Heureux d’avoir enfin terminé sa journée, Jorge sortit de son hôtel au pas de course; puisqu’il se trouvait dans cette ville, il voulait tout au moins en visiter la cathédrale.

Il s’enfonça dans une rue piétonne, noire de monde à cette heure, qui l’y menait tout droit et, peu sensible aux marchandises que lui offraient les vendeurs ambulants, leva des yeux émerveillés vers cet édifice imposant qui remontait au XIIe siècle.

Jorge avait une passion pour le style gothique, et il en avait devant lui un exemple particulièrement flamboyant. Ravi de ce qu’il voyait, il fit le tour de l’édifice en tendant le cou pour mieux observer les innombrables statuettes qui en décoraient les murs, mais dut se résoudre à s’interrompre au bout d’un moment, car la lumière du jour baissait rapidement. Encore perdu dans ses pensées, il jeta un regard vague autour de lui, quand il aperçut un mendiant muni d’un écriteau qui le regardait avec insistance. Un peu interloqué, il s’approcha et se mit à rire en voyant qu’il s’agissait d’un conseil aux passants de veiller sur leur portefeuille. C’était écrit en trois langues! Égayé par un sens de l’entreprise aussi original, Jorge mit la main à sa poche pour lui donner un pourboire, mais s’aperçut à ce moment que son portefeuille avait disparu.

Ironique

Salut. Je m’appelle José, et tous les soirs, je me retrouve dans cette rue pour tenter de refiler mes foulards de fausse soie aux touristes. Je travaille déjà pendant la journée, notez; mais on est nombreux à vouloir faire des nettoyages par ici, et je n’ai pas assez d’heures, d’où la nécessité des foulards. Ça paie bien et c’est du black.

On en voit de toutes les couleurs dans la rue, mais l’autre jour, il y a eu une scène qui m’a fait vraiment marrer: un étranger, anglo-saxon à en juger par sa carrure, se promenait la tête en l’air pour admirer les statues de la cathédrale. Et quand je dis la tête en l’air, c’est la tête en l’air! Il ne voyait rien et n’entendait rien de ce qui l’entourait. L’extase totale. Il avait les bras croisés sur la poitrine… et les poches arrière pleines, l’une d’un portefeuille et l’autre d’un iPhone de dernière génération (j’ai l’oeil). Naturellement, j’ai tout de suite vu qui allait lui régler son compte. Mon pote Alberto, qui prend à coeur la sécurité des promeneurs, faisait de son mieux pour attirer le regard du gogo afin de le prévenir avec son écriteau, mais rien à faire: trucmuche préférait admirer ses cailloux. Quand il a finalement vu le message, c’était déjà trop tard pour lui.

Fait divers

Sa journée de travail terminée, Jorge, ayant un peu de temps, alla au centre-ville pour visiter la cathédrale et boire un apéro. Passionné d’art gothique, il se perdit dans la contemplation des centaines de statues qui ornaient la façade de l’église, et manqua trébucher sur l’écriteau d’un mendiant avertissant les passants de prendre garde à leur portefeuille. Amusé par ce sens de l’initiative, Jorge éclata de rire et voulut donner une récompense à l’homme, mais s’aperçut à ce moment qu’on l’avait déjà délesté de son bien.

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Ma chère petite,

Ton grand-père est en retard, et me voici assise sur un banc devant la cathédrale à ne pas savoir que faire. Tu me pardonneras si je t’écris un mot pour passer le temps.

Cela faisait longtemps que je ne venais plus ici, et c’est fou comme tout à changé! les races du monde entier se côtoient, et cela me fait un peu peur. À présent c’est très bien, parce qu’il y a beaucoup de monde, mais je t’avoue que je ne voudrais pas me retrouver seule avec certaines bobines à la nuit tombée, et que je tiens mon sac solidement arrimé sur les genoux. Ne te moque pas de moi! Pour te prouver combien j’ai raison, il n’y a pas plus d’un quart d’heure, un brave jeune homme, à l’allure nordique, s’est fait voler son portefeuille. Il était en admiration devant les sculptures de la porte principale de l’église, et j’ai bien vu qu’on le bousculait, mais sans plus: tout s’est passé si vite… c’est seulement lorsqu’il a voulu donner une obole à un malheureux qui mendiait là avec son écriteau qu’il s’est rendu compte du larcin. Pauvre garçon! Il avait l’air si gentil et si bien élevé. Nous vivons une drôle d’époque, tout de même.

Prétentieux

Il était très satisfait de sa journée. Il avait atteint tous les objectifs qu’il s’était fixés, et même au-delà, à en juger par la mine frustrée de ses adversaires. Il fallait fêter ça. Puisqu’il se trouvait là, il souhaitait aussi jeter un coup d’oeil à la cathédrale, un magnifique exemple de gothique flamboyant disait-on.

Une fois sur place, il jeta un coup d’oeil distrait aux vendeurs ambulants, dont la pacotille bon marché ne l’intéressait pas: c’était juste bon pour les ringards. La cathédrale, par contre, méritait plus ample examen. Il s’approcha, se mit à observer les statues de l’entrée principale, et hocha la tête d’un air approbateur. Du beau travail.

Au bout d’un moment, il remarqua qu’un vieux mendiant, assis par terre, le regardait avec insistance. Que lui voulait-il donc? Curieux, il s’approcha du bonhomme, qui lui tendit sans mot dire son écriteau.

En trois langues, pensa-t-il avec amusement, et l’orthographe est correcte, en plus. Qui aurait cru ça d’un vieux clodo?

Il lui rendit son écriteau et décida, une fois n’était pas coutume, de lui donner un pourboire. C’est à ce moment-là qu’il s’aperçut que ses poches étaient vides.

Il faut bien vivre

Je suis un homme de goût. Depuis longtemps, j’ai compris que ma vocation était de libérer mes concitoyens de leur surplus inutile. Les gens appellent ça un voleur, mais ce terme est vulgaire et n’a rien à voir avec moi: je suis un gentilhomme qui vit de ses rentes en évitant la pénible obligation de devoir perdre son temps à des activités indignes de son intelligence. Hélas, depuis quelques années la vie a renchéri dramatiquement. Pour maintenir mon style de vie, j’ai été obligé d’intensifier mes opérations, ce qui est plutôt fastidieux.

Grâce au ciel, mes clients, comme j’aime à les considérer, me donnent souvent un sérieux coup de main sans s’en apercevoir.

L’autre jour, par exemple, je me promenais devant la cathédrale pour passer le temps avant de boire l’apéritif. Je ne cherchais pas à pratiquer ce jour-là; mes poches étaient suffisamment pleines et je déteste en faire plus qu’il ne m’est nécessaire. À la nuit tombée, un individu bizarre s’est avancé, les yeux rivés sur le portail devant lequel je me trouvais. La tête en l’air, il ne m’a pas vu et m’a presque marché sur le pied tant il était absorbé par ce qu’il voyait. Ensuite, il m’a tourné le dos pour mieux voir… me mettant sous le nez un portefeuille qui débordait de sa poche tant il était gros.

Quand on vous offre une occasion pareille, il est indécent de ne pas la saisir. J’ai donc pris le portefeuille.

Lorsqu’il a enfin cessé de contempler les statues gothiques, mon client, amusé par la pancarte d’un vieux mendiant a voulu lui donner un pourboire…pour s’apercevoir qu’il n’avait plus rien en poche. C’est moi qui l’ai fait à sa place: à chacun sa part, et je ne vole jamais les pauvres, question de principe. D’ailleurs ce serait inutile, vu qu’ils n’ont rien qui m’intéresse.