Yves appuya la tête contre le mur et ferma les yeux.

S’isoler du monde. Cesser d’avoir mal à la tête. Comprendre.

Les images tourniquaient sans fin dans son crâne, comme un caléidoscope géant. Des gyrophares dans la nuit, l’ambulance, la police. Pascal inerte, emmené dans une civière, sa femme en pleurs. Lui-même qui parlait, parlait, tentait d’expliquer… pour se retrouver tout d’un coup la tête plaquée sur le capot d’une voiture tandis qu’on le menottait.

Que s’était-il passé? De quoi l’accusait-on? Et dire que c’était lui qui avait appelé la police. Quand un homme risque de mourir, il faut agir vite. Même s’il n’aimait guère Pascal, il ne pouvait pas l’abandonner à son sort.

Si seulement Chantal n’était pas venue le réveiller pour lui demander de l’aide… un brusque élancement dans la tête lui fit ouvrir les yeux.

Chantal. Tout était de sa faute, à celle-là. Avec sa prétention de pouvoir tout se permettre, sans jamais payer la note. Yves fronça les sourcils et fixa avec rancune la paroi gris sale du commissariat.

Il aurait dû s’en douter. Si elle venait le chercher au milieu de la nuit, ce n’était pas parce qu’elle l’avait finalement remarqué. Elle avait besoin de ses connaissances de secourisme, et n’ignorait pas qu’il flashait sur elle depuis longtemps. Et à la fin, les emmerdes étaient pour lui. Cherchez la femme.

Chantal, sa déesse, qui l’avait toujours ignoré à cause de sa supériorité sociale. Elle bénéficiait d’une chambre privée dans leur Summer Camp américain, et participait régulièrement aux sports les plus coûteux, tandis que lui, issu d’un milieu modeste, avait été admis comme boursier et devait travailler une partie du temps pour repayer l’organisation.

Yves serra les lèvres avec colère. Il ne savait plus si c’était contre elle ou contre lui-même.

– Suivez-moi s’il vous plaît.

Enfin. Après cette attente interminable, il allait pouvoir s’expliquer et comprendre. Il emboîta le pas au policier sans se le faire dire deux fois. Lorsqu’il entra dans la salle des interrogatoires, il aperçut son copain Rocky et lui fit signe avant de s’asseoir.

– Nom, prénom, lieu de naissance, commença mécaniquement le policier.

Yves répondit avec brièveté et précision ; cependant, au bout de quelques minutes, il ne put s’empêcher de poser la question qui lui brûlait la langue.

– Excusez-moi, mais que me reproche-t-on?

L’autre le fixa un moment dans les yeux avant de répondre.

– Vous n’en avez vraiment pas idée?

– Non.

– On a trouvé un demi-kilo d’Extasy sous votre lit.

– Hein???

– Et c’est avec ça que votre copain s’est shooté.

– Comment va-t-il?

– Il tient le coup, c’est tout pour le moment. Depuis quand le connaissez-vous?

L’interrogatoire reprit; le policier voulait savoir quels étaient ses rapports avec Pascal et les circonstances qui l’avaient amené à le trouver inanimé sur la plage en pleine nuit. Que faisait-il lui-même dehors à une heure aussi tardive?

Yves répondit avec prudence en cherchant à cacher sa nervosité. Pascal n’était pas sur la plage quand Chantal était venue le chercher, mais chez elle, et il avait fallu l’aide de Rocky, son compagnon de chambre, pour le déplacer discrètement avant d’appeler des secours. De ce côté, Yves était tranquille, Rocky ne raconterait rien. Il craignait davantage une gaffe de Chantal, qui lui avait semblé plutôt secouée. Il fit attention de raconter sa version des faits de la façon la plus concise possible, afin d’éviter les contradictions. Malgré cela, il nota que l’agent avait l’air sceptique, et lui posait plusieurs fois les mêmes questions, comme s’il cherchait à le coincer. Il commença à avoir peur.

– Mais enfin, explosa-t-il, vous avez mes empreintes digitales, non? Cela vous permettra de constater vous-mêmes que je n’ai jamais touché à ce foutu paquet.

– Parce que tu crois vraiment que les trafiquants se risquent à travailler sans gants? riposta l’autre d’un ton goguenard.

Peu après, Yves se retrouva dans le couloir, et l’attente recommença.

Comme rien ne se passait, il finit par s’assoupir par ennui. Il fut réveillé en sursaut par le bruit que faisait un gardien en lui décrochant ses menottes.

Hébété, Yves le fixa sans comprendre. Au fond du couloir, Rocky était libéré lui aussi.

– Vous pouvez vous en aller, dit le gardien.

Encore incrédules, les deux garçons se retrouvèrent dans la rue. Il était onze heures du matin.

Avec un sentiment d’irréalité, ils prirent un taxi et retournèrent à leur Summer Camp, en se demandant ce qu’ils allaient bien pouvoir dire au directeur lorsqu’il les interrogerait.

Ils trouvèrent les baraquements étrangement silencieux. Des voitures de police étaient encore parquées à l’entrée, mais personne n’était à l’intérieur. Les quelques élèves qui passaient par là le faisaient furtivement, pour ne pas se faire remarquer. Yves reconnut Dan, l’un de ses apprentis nageurs, et se précipita vers lui pour des explications.

– Vous voici de retour, dit celui-ci.

Son ton était dénué d’enthousiasme. Il regardait avec crainte autour de lui, comme s’il craignait d’être vu.

– Que se passe-t-il donc ? demanda Yves. On nous a relâchés tout à l’heure, mais nous ne savons rien.

– Ils ont arrêté le trésorier, chuchota Dan. Il paraît que c’était lui derrière le trafic. Et il a des complices sur place; ils interrogent tout le monde, j’y ai passé moi aussi. Trois autres types ont déjà été coincés.

Le camp commençait à s’animer autour d’eux. Quelques portes claquèrent, et on entendit des bruits de voix.

– Merde, ils ont encore arrêté quelqu’un, fit Dan.

– Mais c’est… dit Rocky d’un ton stupéfait.

– Ce n’est pas possible… fit Yves d’une voix blanche.

Les policiers avançaient dans leur direction. Rocky et Dan s’écartèrent, mais Yves resta sur place, bouleversé. Au moment où ils allaient monter en voiture, Chantal leva les yeux vers lui et leurs regards se soudèrent tandis qu’un agent la poussait dans la voiture. Chantal eut un pâle sourire.

– Trop tard, dit-elle.